Brumeterre 1 - La Mercenaire : 1ers chapitres offerts !

Prologue

L’homme vérifia sa position d’un coup d’œil circulaire. Parfait. De là où il était, il pouvait tout voir sans être vu par les gens qui se pressaient en masse dans les grandes artères parisiennes, malgré la chaleur écrasante de ce week-end de fin de printemps.
S’il ne s’était pas trompé, le spectacle allait bientôt commencer. Un instant, il regretta de ne pas avoir apporté un paquet de ces drôles de grains blancs sucrés qu’il avait récemment découverts avec plaisir… Ah oui : du pop-corn. Cette idée le fit sourire. Voilà qui aurait eu du panache !Tout à coup, un brouhaha lointain lui confirma qu’il ne s’était effectivement pas trompé.
Ça y est, c’était parti.

— J’ai hâte de voir si tu es enfin celle que je cherche, murmura-t-il pour lui-même.

Depuis la rue, la vue n’était pas aussi dégagée que de là-haut. Entre la foule compacte, les panneaux publicitaires et les couleurs bariolées des diverses vitrines, l’ensemble évoquait un croisement entre un labyrinthe inextricable et la lente transhumance d’un troupeau de ruminants.
Pourtant, une silhouette féminine se faufilait d’un groupe à l’autre, vive, presque insaisissable.
C’était elle que l’homme perché sur son immeuble fixait de ses yeux d’un bleu intense où, à bien y regarder, la lumière du soleil se reflétait de façon assez inhabituelle, comme si elle y faisait naître de minuscules tourbillons.
Ignorant qu’elle faisait l’objet de cette surveillance, la femme évita souplement deux copines qui venaient de piler devant un magasin de chaussures.
Un peu plus loin, elle bondit au-dessus d’un toutou qui avançait mollement au bout de sa laisse et essayait au passage de flairer le marquage d’un congénère à la base d’un poteau. Une activité qu’il trouvait bien plus intéressante que celle de son maître !
Plus loin encore, elle esquiva in extremis une poussette surgie de nulle part, que la mère maniait comme un brise-glace miniature pour se frayer un chemin.

Le guetteur repéra la source de son empressement, à trente ou trente-cinq mètres derrière elle. Il compta quatre, non, cinq gaillards à la mine patibulaire de circonstance, assez massifs et inquiétants pour que, mus par un soudain instinct de survie, les gens s’écartent spontanément de leur passage. Ils ne progressaient pas à grande vitesse, mais assez régulièrement pour que chacun de leur pas les rapproche inexorablement de leur cible.
Celle-ci s’aperçut du danger en grimpant brièvement sur le bord d’un banc pour évaluer la situation, acte qui fut courtoisement salué par deux mégères affalées sur ledit banc, qui grommelèrent de charmantes insultes sur ces jeunes qui manquaient de respect.
N’ayant pas le temps d’écouter leur aimable leçon de savoir-vivre, la fuyarde reprit sa progression émaillée d’obstacles. Mais au lieu de continuer droit devant elle, elle obliqua résolument vers la droite. Il n’y avait pourtant pas de rue adjacente à cet endroit, où elle aurait pu tenter de s’échapper.
A priori, ce n’était d’ailleurs pas son intention car, au lieu d’essayer d’accélérer, elle s’arrêta net devant un distributeur de billets.

Les yeux ondoyants rivés sur elle depuis les hauteurs s’écarquillèrent de surprise. Pensait-elle se soustraire ainsi à l’attention de ses poursuivants ? Avec sa crinière rousse et sa robe rouge et noire, ses chances de succès étaient à peu près inexistantes !

Heureusement pour elle, ce n’était pas du tout son plan. Après avoir subi l’assaut de ses doigts agiles pendant une quinzaine de secondes, le distributeur se mit à cracher tout son contenu dans la rue. On aurait dit un animal bizarre qui vomissait un tas informe sur la chaussée.
Brusquement, les premiers curieux identifièrent ce dont il s’agissait. Avec un bel ensemble, ils se ruèrent vers la pile grandissante de billets de banque de toutes les couleurs, dont certaines que la plupart d’entre eux n’avaient vues qu’à la télé, jusque-là !
Ce ne fut que le début d’une pagaille qui s’étendit très vite parmi la foule. La fugitive répéta en effet la manœuvre à chaque distributeur qu’elle croisait, au nombre d’une bonne demi-douzaine dans cette rue commerçante. Au fur et à mesure, elle laissait derrière elle une cohue de plus en plus indescriptible.
Le phénomène s’amplifia tellement qu’il finit par la dépasser, jusqu’à une bouche de métro située à une quinzaine de mètres devant elle. Les voyageurs qui en sortaient, prévenus on ne sait comment par la rumeur qui semblait flotter dans l’air, se mirent à courir pour profiter de l’aubaine. Ils furent bientôt rejoints par ceux qui s’apprêtaient à entrer dans la voie souterraine mais qui opérèrent un demi-tour en toute hâte.
Aucun d’eux ne prêta la moindre attention à leur mystérieuse bienfaitrice, qui dévala à toute vitesse l’escalier pour s’engouffrer dans une rame salvatrice.
Par ce procédé aussi audacieux qu’inattendu, elle était parvenue à semer les cinq individus qui la traquaient, à présent englués au milieu des infranchissables bousculades de ces hordes avides. L’un d’eux, peut-être un peu moins lent d’esprit que ses comparses, comprit que la poursuite était devenue vaine et décida de faire jouer ses muscles pour, lui aussi, mettre la main sur quelques biftons. Ça lui ferait au moins une compensation pour l’inexplicable échec qu’il venait de subir !

Du haut de son perchoir, l’homme aux étranges pupilles mouvantes se recula prudemment. Pris par l’action qui se déroulait sous ses yeux d’abord stupéfaits puis de plus en plus ravis, il s’était dangereusement penché, risquant de se faire repérer.
Une fois à l’abri des regards, il s’autorisa un petit rire triomphal.

— Aucun doute n’est plus permis : cette fois, je t’ai retrouvée, ma chère sœur ! Et pour une morte, je dois avouer que tu te débrouilles plutôt bien pour survivre !

1. Plan - Étape 1 - Faire connaissance

Quand la porte claqua, tous les yeux se tournèrent vers la personne qui venait d’entrer, puis ils s’écarquillèrent, ne s’attendant pas au spectacle qu’ils découvrirent.
Des bottines lacées à talons hauts, un pantalon de cuir moulant, un chemisier échancré d’un rouge profond, sculptaient la silhouette pulpeuse d’une femme dont le visage était masqué par la pile de cartons qu’elle portait.
— Bonjour tout le monde, enfin s’il y a quelqu’un ! Le bureau numéro 3, c’est par où, s’il vous plaît ?
— C’est dans le couloir sur votre droite, la deuxième porte à gauche, répondit aussitôt la voix douce d’une autre femme, qui était justement dans la salle commune en train de boire son deuxième café du matin.
— Merci !
La nouvelle venue disparut dans le couloir indiqué. Quelques instants plus tard, elle était de retour dans la pièce centrale. Son visage à présent visible était souriant mais relativement banal, rehaussé toutefois par les cheveux roux qui l’encadraient, dont les boucles folles menaçaient de s’échapper de la pince censée les retenir. Elle tendit la main vers la jeune femme blonde qui l’avait accueillie.
— Désolée pour mon manque de politesse, j’avais hâte de me débarrasser de tout ce bazar. Je suis Ember Beltaine, votre collègue éphémère pour les deux mois à venir, d’après mon contrat de location de ce fameux bureau numéro 3 !
— Ravie de faire votre connaissance, Ember. Je m’appelle Séraphine Sinclair, et je fais presque partie des meubles puisque je loue le bureau numéro 1, juste à côté du vôtre, depuis que cet espace de coworking a ouvert, il y a presque un an et demi.
— Un très joli meuble, si je puis me permettre !
— Oh merci, c’est gentil, pouffa son interlocutrice.
Séraphine était effectivement ravissante. Ses joues rosirent sous l’effet du compliment, ce qui allait merveilleusement à son teint délicat et faisait ressortir le bleu de ses grands yeux. Comme souvent, elle portait une robe de la même teinte, ce qui mettait encore davantage son regard azuréen en valeur.
— Est-ce je peux aussi me permettre de vous tutoyer ? demanda Ember.
— Avec plaisir !
— Moi, c’est Jareth Kobolte, enchaîna un géant d’origine africaine au sourire étincelant. Et on peut se tutoyer aussi !
— Parfait ! s’exclama Ember en glissant sa main fine mais ferme entre les doigts puissants qui l’enserrèrent avec délicatesse.

C’est donc lui, le fameux Jareth ! Pas mal du tout, on en mangerait !

Elle fit ensuite la connaissance de Tony, Julia et Frédéric, qui étaient sortis de leurs bureaux respectifs en entendant les voix à l’entrée.
— Il y a aussi David, mais il est en rendez-vous avec un client pour l’instant, précisa Séraphine. Tu ne tarderas pas à le rencontrer car il a le bureau juste en face du tien. Et voilà, on est au complet, parce qu’il y a deux bureaux vides en ce moment. Si tu veux, il reste du café, je venais d’en préparer. On a aussi quelques biscuits, qu’on achète avec le pot commun. On n’a pas beaucoup de règles, mais ça rend la vie plus agréable, et si tu veux…
— Ember a peut-être envie de déballer ses affaires d’abord, ma petite Séraphine, l’interrompit gentiment Jareth.
— Oh oui, pardon, Ember ! Je suis trop bavarde, comme d’habitude ! s’excusa la jeune femme en rougissant à nouveau.
— Aucun souci, s’empressa-t-elle de la rassurer.

C’est qu’on a envie de la protéger, cette adorable petite chose…

— Je veux bien un café, et que tu m’expliques ces règles de vie dont tu parles. Mon bazar peut bien m’attendre un peu, pour une fois qu’il est sagement rangé dans des cartons !
— OK, super, je te sers un café tout de suite ! On a quelques tasses en plus pour nos clients, mais je te recommande d’apporter la tienne si tu en as une, comme ça, on la reconnaîtra plus facilement. Évidemment, il faut faire sa vaisselle, c’est une de nos petites règles de bien-vivre ensemble, comme tu t’en doutes. Tu prends du sucre ? Et peut-être du lait ou de la crème, c’est pareil, on en a toujours une petite réserve pour…
Les autres regagnèrent rapidement leur bureau pour échapper au flot de paroles de Séraphine. Elle avait certes le cœur sur la main, mais surtout la langue bien pendue !
Au bout d’une demi-heure de conversation, Ember avait l’impression d’être dans les lieux depuis six mois et de connaître à peu près tout de Nice, ville qu’elle visitait pourtant pour la première fois. Du moins, dans le passé récent de ses souvenirs… Elle fut presque surprise de voir apparaître deux personnes qu’elle ne connaissait pas : David et son client, qu’il raccompagnait affablement jusqu’à la sortie.

Le fameux David, maintenant ! Moins sexy que Jareth mais ma foi, on s’en contentera. Ça pourrait même me faciliter les choses pour la suite. J’aurai sûrement moins de concurrence. Mais je ne dois pas confondre vitesse et précipitation. Pour l’heure, il est temps de m’installer comme une bonne fifille bien sage à son premier jour au bureau !

Ember profita donc du fait que Séraphine interroge David sur l’entretien qu’il venait d’avoir pour s’éclipser discrètement vers le bureau numéro 3, qui allait devenir sa tanière officielle durant les prochaines semaines.
Elle était décidément bavarde, cette blondinette, mais tellement charmante ! De plus, elle lui avait permis une première prise de contact parfaite avec les deux hommes qui justifiaient sa présence dans ces locaux de travail partagés : Jareth et David, qu’une heureuse coïncidence réunissait en ces lieux. Un contact pas trop rapproché, d’apparence totalement innocente. Ce n’était pas tous les jours que la première étape d’un de ses plans se déroulait aussi facilement.
— À ta santé, jolie petite Séraphine, murmura Ember pour elle-même en portant à ses lèvres une flasque ouvragée qu’elle venait de tirer d’un carton, et qui contenait un remontant autrement plus costaud qu’un café additionné de sucre ET de crème.

* * * * *

En toute fin de matinée, Ember refit son apparition dans la salle commune. Le « hasard » voulut qu’elle arrive juste après Jareth.
— Alors, tu as pu installer toutes tes affaires ?
— Oui, merci ! C’est bien conçu, les rangements, dans ces bureaux de location !
— C’est vrai qu’on n’est pas mal ici. C’est rare que les locaux restent disponibles pendant longtemps. D’ailleurs, les deux bureaux vides ont déjà trouvé preneurs, mais les nouveaux n’arriveront que fin août.
— Je sais : Séraphine me l’a dit !
Ember adressa un clin d’œil complice à Jareth, qui sourit d’un air entendu.

Allez, à l’attaque ! Celui-là, il faut vraiment que je me le mette rapidement dans la poche…

— Tu aurais une bonne adresse à me conseiller pour manger ce midi ?
— Ça peut se faire ! Quelle cuisine préfères-tu ?
— La cuisine pas trop chère !
— Ah ah, figure-toi que c’est ma cuisine préférée aussi ! Écoute, si ça te dit, on peut déjeuner ensemble, ma cantine de prédilection se trouve seulement à deux rues d’ici. La patronne est sympa, le serveur aussi, la qualité est excellente et le prix raisonnable.
— Ça coche toutes les cases pour moi, mais tu es sûr que ça ne te dérange pas ? Je ne veux pas m’imposer.
— Absolument sûr ! J’aime bien déjeuner en bonne compagnie.
— J’aurais pensé que tu mangeais avec Séraphine, vous aviez l’air de bien vous entendre ce matin.
— Oh oui, on est très ami depuis l’enfance, mais elle rapporte toujours son propre repas qu’elle mange dans son bureau, en visio avec sa mère. C’est leur petit rituel du midi.
— Ah OK, c’est sympa de s’entendre aussi bien avec sa famille. Eh bien, laisse-moi une minute pour récupérer mon sac dans mon bureau, et je suis prête à te suivre !
Sitôt dit, sitôt fait. Ember attrapa le petit sac à dos en cuir noir qui contenait son minimum vital, à savoir ses papiers, son téléphone, son tube de rouge à lèvres et, surtout, son indispensable tube d’aspirine. Elle prit soin de refermer son bureau à clé. Elle avait soigneusement sélectionné les affaires qu’il contenait afin de coller avec sa couverture officielle, mais elle ne tenait pas pour autant à ce qu’on les fouille sans son autorisation.

Jareth se montra attentionné en ne marchant pas trop vite. Comme il culminait à deux mètres de haut, s’il avait fait ses grandes enjambées normales, sa camarade aurait dû trottiner à côté de lui pour se maintenir à sa hauteur ! Même à cette allure raisonnable, ils n’eurent pas besoin de beaucoup de temps pour rallier la « cantine » en question.
C’était en fait un charmant salon de thé proposant une formule de restauration pour le midi, et répondant au nom amusant de : « Venez goû-thé ! ». La patronne, une petite Eurasiatique visiblement très affairée, salua chaleureusement son fidèle client, qui lui présenta Ember.
— Ravie de faire votre connaissance. Moi, c’est Mélinda, et voici mon frère Jack !
Ledit Jack, à peine plus grand que sa sœur, leur fit signe de la main avant d’attraper sur le comptoir pas moins de quatre assiettes chargées de salades niçoises, soccas et autres mets très appétissants.
Jareth tira galamment une chaise pour Ember, à une petite table où un panonceau indiquait « réservé ». Il cala ensuite souplement son immense carcasse sur une chaise supplémentaire apportée par Jack.
— Tu as carrément ta place attitrée ! Je comprends mieux pourquoi tu appelles ça « ta cantine », tu es vraiment un habitué !
— Ah ça oui, j’y viens pratiquement tous les midis depuis que je bosse au centre de coworking ! Parfois, je vais quand même déjeuner ailleurs, selon mon inspiration du moment – et mon budget disponible ! Mais parle-moi un peu de toi : qu’est-ce qui t’amène à louer un de nos bureaux dans notre belle ville de Nice ? À ton accent, je parie que tu n’es pas native du coin.
— En effet, je viens de la région parisienne. Je ne vais pas te mentir : ce qui m’a convaincue en premier lieu, c’est le soleil et la mer ! Plus sérieusement, j’ai décidé d’entreprendre le tour des grandes villes du pays pour mon blog. C’est ce qui me fait vivre, et j’avais besoin de nouveautés à me mettre sous la dent, après avoir écumé depuis plus de deux ans à peu près tous les lieux branchés de la capitale !
— Tu es influenceuse ?
— Je n’aime pas beaucoup ce terme, car il est trop galvaudé par du contenu médiocre, pour ne pas dire « putaclic ». Je préfère dire que je suis mi-blogueuse, mi-guide touristique.
— C’est vrai que c’est plus sympa ! Ça ne t’ennuie pas si je jette un œil sur ton blog ?
— Pas du tout, au contraire !
Ember lui donna le nom de son site. Pendant qu’ils attendaient leur commande, Jareth le parcourut rapidement sur son téléphone. La jeune femme constata que ce dernier était un coûteux modèle dernier cri. Apparemment, les choses ne marchaient pas trop mal pour son nouveau « collègue ».
— Hey, tu as du super contenu et une sacrée communauté derrière toi ! L’ambiance a l’air vraiment cool, d’après les commentaires que je vois.
— Je ne me plains pas. Il faut dire que je suis une impitoyable chasseuse de trolls ! précisa-t-elle avec un sourire un peu cruel.
— Tu as raison, pas de pitié pour ces gens-là ! Surtout par rapport à certains de tes articles, qui sont pour le moins… audacieux, et même très osés !
— C’est vrai que je n’écris pas pour les petites filles et les petits garçons bien sages ! Remarque, tu n’es pas non plus un enfant de chœur, non ?
— Comment ça ?
— Séraphine m’a dit que tu étais un « super extra photographe de célébrités ». Je suppose que ça t’amène à te rendre dans toutes sortes d’endroits chauds, non ?
— Oh, elle exagère de me présenter comme ça !

Sa modestie serait plus convaincante s’il ne bombait pas autant le torse… Pfiou, que de muscles, à croire qu’il va faire craquer les boutons de sa chemise de soie rose ! Je dois dire que c’est un spectacle qui ne me déplairait pas, j’adore quand les mecs libèrent leur bestialité !

— Mais c’est vrai que je connais pas mal d’endroits en ville. Ça te dirait que je t’en montre quelques-uns pour ton blog ?

Et hop, deuxième étape ! Si tout mon plan se passe aussi bien, je n’aurai pas besoin de prolonger mes deux mois de location du bureau numéro 3 !

Ember ne manqua pas d’exprimer sa reconnaissance face à la généreuse proposition de son vis-à-vis.
— C’est vraiment sympa de ta part de me proposer ça ! Pour te remercier, je te paye ton déjeuner. Inutile de protester, j’insiste ! C’est la moindre des choses. Mais dis-moi, il y a moyen de voir un peu tes photos ? Après tout, tu as pu voir mon blog ; ça nous mettrait à égalité !
Jareth accepta de bon cœur de partager le lien vers son book. Il l’alimentait régulièrement avec ses nouvelles photos les plus représentatives pour en faire la vitrine de son travail de free-lance.
Ember sortit à son tour son téléphone, un modèle milieu de gamme sorti deux ans auparavant, mais dont les fonctionnalités lui suffisaient amplement. Surprenant la petite grimace de Jareth en voyant son appareil qu’il devait trouver obsolète, elle déclara d’un ton amusé qu’au moins, personne n’essayait de le lui voler ! Il avoua qu’il était assez regardant pour le sien, qu’il changeait régulièrement pour rester au top de la qualité des images. Un indispensable quand il n’avait pas son matériel de pro sous la main.
Elle se pencha sur ses fameuses photos. Elle n’eut pas besoin d’en faire défiler beaucoup pour se rendre compte que de nombreuses célébrités y figuraient, souvent dans des endroits à la mode.
— Tu as une sacrée collection de stars ! Des mannequins, des sportifs, des acteurs… Et même quelques politiciens en vogue ! C’est très impressionnant, et je rejoins l’avis de Séraphine : tu es vraiment un « super extra photographe » !
— Merci mais tu sais, dans ce boulot, il y a aussi une part de chance…
— Ne fais pas ton modeste ! À ce niveau-là, ce n’est plus de la chance ! Tu as même photographié cette chanteuse, alors qu’elle déclare partout qu’elle déteste les paparazzis, et qu’on l’a déjà vue qui frappait un pauvre type avec son propre appareil photo !
— Si tu veux me faire plaisir, tu ne me compareras plus avec un paparazzi ! C’est comme toi avec les influenceuses : ce n’est pas exactement un mot que j’apprécie !
— OK, je note. Mais tu as un secret, c’est sûr ! Tu veux bien me dire comment tu fais ? Je te promets qu’avec moi, ce sera motus et bouche cousue, et je tiens toujours mes promesses.
— Pourquoi pas… De toute façon, si on est amené à traîner ensemble dans les lieux à la mode, tu verras comment je fais de tes propres yeux.

Jack arriva à cet instant pour les servir : une salade composée aux crevettes et saumon pour Jareth, un tartare au couteau pour Ember. Celle-ci remarqua que l’assiette de son compagnon était d’une taille supérieure à la sienne : sans doute une adaptation à son appétit, qui allait de pair avec sa taille. S’il payait le prix normal, elle comprenait pourquoi il venait si souvent dans ce salon de thé !

C’est horriblement cliché, mais je me demande si ce qui se cache dans son pantalon est à la mesure du reste de son corps…

La faim se faisant sentir, ils attaquèrent leur plat avec plaisir, ce qui les empêcha de continuer leur conversation. Quand ils eurent avalé la dernière bouchée, Jareth reprit là où il s’était arrêté. Il avait dû y réfléchir en mangeant, car il avait l’air content de son petit effet.
— Attention, car mon secret est une véritable révélation : si je parviens à prendre toutes ces personnes en photo, c’est parce que…
Il marqua un temps de silence pour faire monter le suspense. Ember entra dans son jeu en faisant mine de se cramponner à la table, comme si elle s’attendait à quelque chose d’absolument renversant.
— Vas-y, je t’en prie, je ne tiens plus !
— C’est parce que… je leur demande leur autorisation ! Ah ah, tu ne t’attendais pas à celle-là, non ?!
— Effectivement, je suis stupéfaite ! Et le plus incroyable, c’est que tu n’as pas l’air de plaisanter !
— Je ne plaisante pas du tout ! C’est vraiment ce que je fais quand je croise une star : je lui demande poliment si je peux l’aider à communiquer avec son public en la mettant en valeur avec une de mes photos. Au fil du temps, c’est même devenu ma marque de fabrique.
— Alors toi, tu es incroyable ! J’imagine, un grand gaillard baraqué comme toi, si poli et charmant, ça doit marquer les esprits…
— Et voilà, tu connais mon fabuleux secret ! Ajoute à ça le fait que je dépasse généralement d’une tête le reste de la foule, ce qui me permet de mieux repérer les cibles potentielles de mes photos, et tu sais presque tout de moi.
Ils se turent à nouveau pendant qu’ils dégustaient leur dessert : une grosse part de tarte au chocolat noir et à la banane pour elle, un entremets aux framboises et à la rose pour lui, le tout arrosé d’un somptueux thé vert au citron et gingembre – offert par la maison !
À voir les regards complices et les sourires qu’ils échangeaient, personne n’aurait pu croire qu’ils venaient de se rencontrer.
Ember se sentait extrêmement satisfaite de voir le courant passer aussi bien entre eux. Si son plan se déroulait sans accroc, elle ne serait pas contre s’offrir un extra avec ce Jareth si prometteur à tous points de vue…

Je crois que je sais de qui je vais prendre plaisir à rêver ce soir… mais il ne faut pas que je m’emballe trop avec ce géant au corps puissant ! Le travail d’abord.

2. Plan - Étape 2 - S'intégrer rapidement

Une semaine plus tard, Ember déboula dans le bureau de Séraphine à dix-sept heures précises.
— Tu es toujours d’accord pour aller prendre un morceau de gâteau et une tasse de thé chez Mélinda et Jack ?
— Oui, bien sûr ! Excuse-moi, je n’avais pas vu l’heure. Pourtant d’habitude, je suis toujours ponctuelle ! Maman tient beaucoup à la ponctualité, et…
— Je ne suis pas ta mère, mon petit chou, mais je n’ai pas pris de dessert ce midi dans la perspective de notre goûter, alors si tu ne te dépêches pas, tu vas avoir des problèmes avec mon estomac !
Mi-souriante mi-rougissante, Séraphine éteignit rapidement son ordinateur et attrapa son sac à main.

J’adore lui faire monter le rose aux joues… Ce qui n’est pas très difficile, rien qu’avec le pouvoir de quelques mots. Je n’imagine même pas comment elle réagirait si… Non, ne pas s’engager sur ce terrain glissant ! Je dois rester concentrée sur ma mission.

— Tu ne fermes pas ton bureau à clé ?
— Ah si, tu as raison de me le rappeler. Quand il y a quelque chose qui perturbe mes habitudes, je suis encore plus étourdie…
— J’espère que tu apprécieras cette perturbation avec moi !
— Bien sûr, ce n’est pas ce que je voulais dire ! J’espère que tu n’es pas vexée… murmura la jeune femme en rougissant de plus belle.
— Alors là, pas du tout ! C’est juste pour te taquiner un peu. Tu es si mignonne avec tes petites pommettes rosies par l’émotion, je ne peux pas résister.
Inutile de dire que ce compliment n’arrangea pas les choses à ce niveau-là…
Ember rit doucement puis glissa son bras sous celui de l’émotive blondinette.
— Allons-y, je meurs d’envie d’une grosse part de gâteau au chocolat !

Et pas que de ça, d’ailleurs… Ah, je suis incorrigible, rester concentrée, j’ai dit !

Tandis qu’elles franchissaient les quelques centaines de mètres qui les séparaient de leur destination gourmande, toujours bras dessus bras dessous, Séraphine repensa à la semaine qui s’était écoulée depuis l’arrivée spectaculaire de sa flamboyante compagne, qui arborait comme chaque jour une de ces tenues sexy dont elle était familière. Ce jour-là, elle avait opté pour un corset de cuir venant donner un sacré coup de peps au tailleur faussement sage qu’elle portait en dessous – pas si sage quand on voyait le nombre de boutons défaits jusqu’à la naissance de ses seins généreux.
Cette Ember était une femme piquante, audacieuse, hardie même, mais elle était également d’une grande gentillesse… enfin, d’une grande gentillesse taquine ! Cette belle qualité n’était pas toujours perçue par ceux qui la croisaient et s’arrêtaient à son apparence volontiers excentrique. Quand Séraphine le lui fit remarquer – en rougissant évidemment de son audace – Ember déclara que c’était bien pratique car, comme ça, ça triait directement les cons sans qu’elle ait besoin de se fatiguer à le faire ! Une réplique typique de son caractère bien trempé.
Séraphine se disait qu’elle devait sembler bien terne en comparaison, avec son t-shirt rose pastel et son jean basique… Elle n’avait absolument pas conscience de l’admiration que provoquaient son adorable visage d’ange et sa silhouette gracieuse mais en fait, son innocence ajoutait encore à sa beauté exceptionnelle.
En tout cas, nombreux furent les regards qui se retournèrent sur le passage des deux jeunes femmes, pour diverses raisons pas toujours très avouables.
Lorsqu’elle eut dévoré à belles dents l’énorme part de gâteau au chocolat qui lui faisait tant envie, relevé d’un succulent insert orange et gingembre, Ember engagea la conversation en attendant que Séraphine termine son fraisier japonais d’une légèreté extraordinaire.
— Tu sais que tu es une petite cachottière, sous tes dehors de charmante bavarde ? Il a fallu que ce soit Jareth qui m’apprenne par hasard, ce midi, ici même, que tu étais célèbre !
Séraphine en laissa tomber sa fourchette à gâteau de stupeur.
— Célèbre ? Moi ? Mais pas du tout, qu’est-ce qu’il est allé inventer ?
— Il n’a rien inventé du tout, j’ai vérifié ! Tu écris des livres illustrés pour enfants et tu as un beau succès, vu le nombre de commentaires élogieux que tu as pour chaque tome !
— Oh, c’est ça qu’il appelle célèbre ? Il exagère ! C’est vrai que j’ai la chance de vendre quelques dizaines ou quelques centaines d’exemplaires tous les mois, mais je suis loin de pouvoir vivre de ma plume, tu sais.
— Je ne sais pas si Jareth exagère mais toi, tu es trop modeste. Ce n’est pas de la chance, si tes histoires et tes magnifiques dessins plaisent tant aux enfants : c’est de la persévérance et beaucoup de travail, bref ce qu’on appelle ordinairement le talent !

Pour se donner une contenance, Séraphine se concentra sur la fin de son fraisier, puis elle se saisit de la théière dont elle répartit méticuleusement le contenu dans les deux tasses. Malgré ses efforts pour se ressaisir, à chaque fois qu’elle croisait le regard pétillant d’Ember et son demi-sourire, elle sentait ses joues s’empourprer. C’est vrai qu’elle était facilement débordée par ses émotions, mais avec cette fille, c’était vraiment très intense, allez savoir pourquoi !
Tout à coup, une idée lui traversa l’esprit : et si elle essayait de lui rendre la pareille ?
— Tu dis que je suis cachottière mais toi aussi, tu caches bien ton jeu ! Tu ne m’as pas dit que tu tenais un blog super connu, qui recueille largement plus d’avis que mes livres !
Ember ne fut pas embarrassée le moins du monde par cette inoffensive contre-attaque.
— C’est vrai que je ne m’en vante pas particulièrement, parce que certains articles me valent parfois les commentaires de gros lourds. Je suppose que c’est Jareth qui t’en a parlé ? Il ne sait pas tenir sa langue, celui-là… Ce qui ne doit pas déplaire à tout le monde, en plus de son physique athlétique ! ajouta-t-elle avec un clin d’œil appuyé.
Séraphine manqua de s’étouffer avec son thé lorsqu’elle comprit l’allusion.
— Mais tu es une vraie obsédée ! J’allais te demander si tu avais vraiment fréquenté tous les endroits que tu décris, mais je crois que j’ai ma réponse.
— Tu n’avais pas encore deviné que j’étais une fille infréquentable ?
— Oh, ne dis pas cela ! Je te trouve super sympa, moi.
— Merci, mon petit chou, tu es un ange de penser ça de moi.

Séraphine sembla à nouveau se perdre dans la contemplation de sa tasse, puis elle prit une grande inspiration et se lança.
— En fait, je t’envie beaucoup, Ember.
— Tu m’envies ? Alors ça, ce n’est pas souvent qu’on me dit un truc pareil ! Qu’est-ce que tu peux bien envier chez moi ?
— Eh bien, tu es une femme forte, indépendante, qui se moque du qu’en-dira-t-on et qui ose vivre sa vie à fond comme elle le souhaite. En plus, tu fais tourner la tête de tous les hommes ; il suffit de voir David, au bureau ! Au bout de deux jours à peine, tu l’avais déjà complètement ensorcelé !
— J’espère que je n’ai pas commis de gaffe en marchant sur tes plates-bandes sans le vouloir ! Tu avais des vues sur David ?
— Non, pas du tout !
— Ah, ouf ! Tu me rassures ! Remarque, tant mieux, parce que ce n’est pas un type que je te recommanderais. C’est le genre qui a un portefeuille à la place du cœur, tu vois.
— Mais… Vous ne sortez pas ensemble ?
— Oh non ! On s’est vu ce week-end, on s’est amusé et on a couché ensemble, mais il n’est pas question de sentiments entre nous.
— Ah, d’accord…
— Je te choque ?
— Non, non, c’est juste que… je ne suis pas habituée à voir les choses comme ça. Je te rappelle que j’écris et que j’illustre des livres pour enfants, avec des licornes et des petites fées, tu vois. Je suis la fille bébête et coincée…
— N’importe quoi ! Être romantique n’a rien de négatif ! Et quand tu dis que tu m’envies, sache qu’il n’y a pas de quoi. Je ne séduis pas tous les hommes, contrairement à ce que tu crois, mais seulement les types dans le genre de David, le genre qui a envie de tirer un coup avec la fille facile de service, et encore, je suis polie.
— Ne dis pas ça ! Je suis sûre que…
— Attends, laisse-moi finir, mon petit chou, avant de t’apitoyer sur mon sort. Ça ne me dérange pas du tout, au contraire. Moi non plus, je ne recherche pas l’attachement sentimental. Je veux garder ma liberté et prendre du plaisir sans lendemain quand j’en ai l’occasion, même si certains me trouvent dépravée, comme c’est le cas de Tony et de Julia, d’ailleurs. Tu as vu les regards horrifiés qu’ils me jettent quand ils croient que je ne les vois pas ? On dirait qu’ils ont croisé une démone tout droit sortie des enfers pour pervertir leur âme soi-disant innocente ! Je comprends leur point de vue, d’ailleurs, mais leurs critiques ne m’atteignent pas car je ne cherche pas à plaire à tout le monde. Ma devise, c’est : que chacun vive sa vie et, surtout, foute la paix aux autres ! Et toi, délicieuse Séraphine, dis-m’en un peu plus sur tes amours. Tu as quelqu’un en ce moment ?
— Ah, ça… C’est un peu, disons… compliqué…
— Génial !
— Comment ça, génial ?
— Ça me fait une excuse parfaite pour manger une autre part de ce succulent gâteau au chocolat pendant que tu me racontes tout en détail !

Ça me fait surtout une excuse pour arrêter de parler autant de moi… Qu’est-ce qui me prend ? Il faut que je me méfie, elle me fait un peu trop tourner la tête, la midinette !

Séraphine savait que tout le monde la trouvait pipelette et pourtant, ses bavardages constituaient en réalité une sorte de bouclier derrière lequel elle protégeait sa vie intime. Même son vieil ami Jareth n’en connaissait pas tout. Mais bizarrement, avec Ember, elle avait envie de se laisser aller à la confidence. Certes, elle était taquine, mais Séraphine avait l’inexplicable certitude qu’elle ne se moquerait pas d’elle.
Pourtant, elle hésita un instant à lui raconter toute l’affaire. Il y avait des détails qu’elle s’était juré de garder pour elle. Quand elle craignait que ses paroles puissent être rapportées aux personnes concernées, qui risqueraient alors de les trouver blessantes, elle savait tenir sa langue. Elle détestait en effet l’idée de blesser quelqu’un ou de provoquer un conflit, même minime.
Mais là, c’était comme si une petite voix intérieure lui disait qu’elle pouvait mettre sa méfiance de côté. Même si elle ne la connaissait que depuis une semaine, elle aurait parié qu’Ember savait garder un secret et qu’elle ne la trahirait pas.
Comme si elle devinait son trouble, la rouquine lui tapota la main en signe d’encouragement.
— Ne t’en fais pas, je serai muette comme une tombe. Je te promets de garder le silence sur tes confidences. Sache que sous mon apparence volage, j’ai quand même une qualité : un indéfectible sens de l’honneur. Je tiens absolument toujours mes promesses. Tout ce que tu voudras bien me dire sera scellé au sceau du secret entre toi, moi et ce gâteau qui, de toute façon, n’en a plus pour longtemps à vivre !
Sa petite blague fit mouche : Séraphine sourit en hochant la tête, puis prit une nouvelle grande inspiration et se lança dans le récit de ses amours qui la perturbaient tant…

Un peu plus d’un an et demi auparavant, elle avait rencontré LE grand amour. Du moins, c’était ce qu’elle avait sincèrement pensé.
Lucas était le modèle du jeune homme bien sous tous rapports. Drôle, intelligent, mignon, sportif, généreux, aimant les animaux, bénévole dans une association caritative, il avait mené de brillantes études d’avocat et depuis, avec la bénédiction de sa riche famille, il consacrait l’essentiel de son travail à défendre les gens qui n’avaient pas de moyens, les innocentes victimes qu’il s’efforçait d’aider. Ses vibrants plaidoyers lui valaient déjà une flatteuse réputation.
Séraphine et lui s’étaient croisés pour la première fois durant une manifestation à destination des enfants défavorisés, quelques semaines avant Noël. Elle y était pour offrir ses livres ; il s’occupait de la distribution des goûters.
Cela s’était déroulé comme dans les contes de fées ou les comédies romantiques : leurs regards s’étaient croisés et ça avait été un véritable coup de foudre.
Bon, plus exactement, Séraphine lui était maladroitement rentré dedans en portant une pile de livres trop grosse pour ses bras frêles. La tour de Pise livresque s’était misérablement écroulée au sol tandis qu’elle-même s’effondrait tout aussi misérablement en excuses.
Au lieu de se moquer d’elle ou de lui en vouloir, Lucas s’était empressé de voler au secours de cette superbe apparition. Il avait porté ses livres jusqu’à sa table et en avait ouvert un avec curiosité. Il était tombé sous le charme des ravissantes illustrations et de la non moins ravissante illustratrice, qu’il avait invitée à déguster un chocolat chaud et à partager un petit bonhomme en pain d’épice afin « qu’elle se remette de ses émotions ».

Un mois après leur rencontre, ils considéraient qu’ils avaient assez appris à se connaître pour se déclarer officiellement en couple.

Six mois de plus passèrent avant qu’ils ne lancent les invitations pour leurs fiançailles, qui eurent lieu exactement dix-huit mois après la date de leur rencontre, au tout début de l’été.
Dans la foulée, ils avaient loué leur premier appartement commun.
Tout leur entourage s’attendait à un mariage rapide entre les deux âmes sœurs, mais la belle machine bien huilée de leur relation idyllique s’était quelque peu grippée…
— En fait, le problème vient de moi, soupira Séraphine. Ça fait au moins dix fois que Lucas me demande quand je voudrais fixer une date pour nos noces, mais je trouve toujours une excuse pour reporter tout ça. Je lui dis que je veux d’abord finir tel livre, ou organiser telle exposition de mes dessins, ou attendre que tel événement familial soit passé…
— Pourquoi t’es-tu mise à considérer ce futur mariage comme un problème ? La vie avec ton Lucas n’est pas à la hauteur de tes espérances ?
— Oh, si, tout est parfait ! Lucas est gentil, compréhensif, attentionné…
— Il ronfle comme un avion au décollage, peut-être ? Ça peut être fatigant !
— Non, il ne ronfle pas.
— Des soucis dans la répartition des tâches ménagères ? Il pense que sa femme doit être aussi son personnel d’entretien ?
— Pas du tout ! Il considère que c’est l’affaire des deux membres du couple. Et puis, c’est d’autant moins un problème que nous avons une personne qui vient s’occuper du ménage deux fois par semaine.
— Alors, quel est le cheveu sur la soupe ?
— D’après ma mère, c’est moi qui suis bébête…
— Je te le redis, mon petit chou : je ne suis pas ta mère, et je ne pense certainement pas que tu sois « bébête » ou quoi que ce soit de ce genre ! Si tu as un blocage, c’est qu’il y a une raison, c’est sûr. Mais tu ne sais peut-être pas bien de quoi il s’agit ?

En fait, Séraphine le savait. Le problème, c’était la suite des évènements. En toute logique, après le mariage, elle deviendrait bientôt une jeune mère épanouie. Ses futurs beaux-parents et ses parents questionnaient d’ailleurs régulièrement le couple à ce sujet. « Alors, quand est-ce que vous nous donnez un petit-fils ou une petite fille ? » Cette question était à la limite de lui déclencher une crise d’urticaire quand elle l’entendait !
Lucas, lui aussi, considérait qu’il était évident qu’elle allait devenir la mère de ses enfants. En plus, c’était pratique : puisqu’elle pouvait travailler sur ses livres depuis son domicile, elle pourrait rester à la maison pour élever leur tendre progéniture. Il citait avec émotion l’exemple de sa propre mère, qui avait consacré avec bonheur l’essentiel de sa vie à sa famille. Sa bien-aimée n’avait-elle pas elle-même vécu une enfance merveilleuse sous une surveillance maternelle attentive et bienveillante ?
Tout cela était absolument vrai mais, au lieu de la faire rêver, cela effrayait Séraphine. Elle avait pris peur en s’imaginant suivre l’exemple de sa mère et de sa future belle-mère, ces deux parfaites femmes au foyer dont les époux menaient de rémunératrices carrières d’hommes d’affaires.
— Je te l’ai dit : le problème vient de moi, soupira à nouveau la jeune femme.
— Si je comprends bien, tu n’as pas envie d’avoir d’enfants ?
— Je n’en sais trop rien. Je ne dis pas qu’un jour, ça ne me plairait pas, mais je n’en suis pas sûre. Ou peut-être que si ! Certains jours, je me surprends à sourire en croisant une maman qui joue avec ses enfants, dans le parc pas loin du bureau… Et certains jours, je ne me sens absolument pas prête à m’engager dans une étape aussi importante de ma vie ! En réalité, ce que j’aimerais, c’est que tout le monde n’ait pas l’air de considérer ça comme un acquis ! Être mère, ce n’est quand même pas rien, comme décision, je trouve ! Ou alors, je ne suis pas normale de me poser ces questions ?

Le pire, c’était sa mère. Elle ne comprenait pas du tout ses hésitations, elle qui avait été plus que ravie d’avoir son premier enfant à la vingtaine. Elle se plaisait à dire que la naissance de ses enfants, c’étaient les trois plus beaux jours de sa vie. La seule chose qui pouvait rivaliser avec tout ce bonheur, c’était quand elle était devenue grand-mère. Quand elles abordaient ce sujet sensible, elle répétait inlassablement à sa fille cadette qu’elle se sentirait pleinement femme quand elle deviendrait mère. L’idée qu’elle pouvait ne pas partager cet avis ne lui effleurait même pas l’esprit.
Pourtant, Séraphine adorait sa mère. Elle adorait aussi son frère et sa sœur aînés, avec qui elle avait plus de dix ans d’écart et qui avaient fondé leur propre famille depuis plusieurs années déjà. Elle adorait également ses nièces et neveux. Mais elle ne pouvait plus supporter d’entendre, si elle leur offrait des cadeaux ou qu’elle jouait avec eux, la sempiternelle question « quand est-ce que tu t’y mets » et son corollaire, « tu seras tellement une bonne mère ». Ça lui donnait envie de crier, de claquer la porte, de s’enfuir en laissant tout derrière elle !!

Séraphine piqua un fard et essaya de se cacher piteusement derrière ses cheveux en s’apercevant qu’elle avait véritablement crié cette dernière phrase, faisant se retourner les clients du salon de thé.
Les larmes lui étaient montées aux yeux, entre énervement et sentiment d’impuissance.
Ember lui saisit doucement une main tandis que de l’autre, elle écartait les mèches blondes de son visage crispé.
— Tu vas peut-être trouver que je radote, mais je crois que tu as besoin de l’entendre : non seulement je ne suis pas ta mère, mais tu ne l’es pas non plus, ni ta future belle-mère, si tant est qu’elle le devienne vraiment un jour. Ta mère et celle de Lucas sont épanouies par leurs enfants ; très bien, c’est super, tant mieux pour elles ! Cependant, cela ne t’oblige en rien à faire les mêmes choix. Elles ont choisi leur vie, cela leur a convenu, mais tu peux choisir une vie tout à fait différente qui te convienne autant. C’est TA vie, Séraphine, pas la leur. C’est uniquement à TOI de choisir ce qui peut TE convenir. Peut-être que tu te tromperas, peut-être que tu changeras d’avis, ou peut-être pas, mais la vie est beaucoup trop précieuse pour la gâcher à suivre les décisions de quelqu’un d’autre, même s’il a les meilleures intentions du monde. Regarde-moi : je ne prétends pas être un exemple, loin de là, mais je vis ma vie selon mes valeurs et j’assume pleinement mes choix. Je suis parfois dans la galère ou dans l’incertitude, mais je suis heureuse de pouvoir profiter de cette liberté.
Séraphine se fit encore remarquer par la clientèle mais cette fois, elle ne s’en rendit même pas compte. Elle faillit faire tomber la vaisselle par terre en bousculant la table, lorsqu’elle se leva brusquement pour se jeter dans les bras d’Ember, riant et pleurant à la fois, débordée par l’émotion.
La rouquine lui rendit son étreinte, soudainement émue elle aussi, plus qu’elle ne l’aurait cru. Elles étaient si étroitement enlacées qu’elle pouvait sentir les battements éperdus du cœur de Séraphine contre sa poitrine.

Je l’ai invitée à prendre ce goûter avec moi pour parfaire mon intégration dans le groupe avant d’aller plus loin dans la réalisation de mon plan, mais il faut que je me méfie de ne pas tomber dans mon propre piège ! Je ne dois pas oublier que si je suis ici, ce n’est pas pour faire ami-ami avec qui que ce soit, même avec une fille aussi attendrissante et séduisante…

Séraphine finit par lâcher Ember et retourner sur sa chaise. Elle sortit un ravissant mouchoir brodé de son sac à main et s’essuya délicatement les yeux.
Ember s’efforça de faire intérieurement preuve de dérision en constatant qu’en parfaite princesse des temps modernes, la blondinette n’avait pas besoin de se moucher quand elle pleurait, mais la moquerie sonnait faux. Serait-elle en train de s’attacher à cette fille dont la fragilité et la sensiblerie étaient si éloignées de son propre caractère ? Déjà qu’elle commençait à trouver Jareth très sympa… Heureusement qu’il y avait ce brave David, compagnon de coucherie pas désagréable mais pas génial non plus, ou encore les attitudes réprobatrices de Julia et Tony quand ils la croisaient dans les espaces communs du coworking, pour lui permettre de rester maîtresse de ses sentiments !
Loin de deviner les pensées plus ou moins railleuses de celle qu’elle considérait déjà comme sa nouvelle meilleure amie, Séraphine lui confia que c’était la première fois depuis bien longtemps qu’elle pouvait discuter avec quelqu’un qui lui faisait autant de bien. Elle se sentait vraiment très heureuse de l’avoir rencontrée !
À la surprise d’Ember, elle s’entendit lui répondre presque tendrement qu’il en allait de même pour elle, et ses accents de sincérité n’étaient pas feints.

Mais je m’emballe, ma parole ! Cette fille est un peu trop irrésistible, je vais devoir prendre une douche froide en rentrant chez moi si ça continue…

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